Principes de l’union monétaire

Lorsque des pays décident d’opérer une intégration économique régionale, ils doivent avant toute chose déterminer quelle ampleur elle aura et les avantages liés à la création d’une union monétaire. Celle-ci peut être unilatérale ou multilatérale. Elle entraîne des changements profonds dans les économies des pays membres.

Les expériences récentes d’intégration régionale ont abouti à des unions monétaires. De longue date, les Européens ont mis en avant la stabilisation des taux de change comme un ingrédient crucial de l’intégration économique. En réduisant l’incertitude, la stabilisation des taux de change favoriserait le commerce et l’investissement direct.

La littérature met en évidence un lien négatif entre la volatilité du change de long terme et le volume du commerce extérieur et entre la volatilité du taux de change et l’investissement direct (Bénassy-Quéré, Fontagné et Lahrèche-Révil, 1999).

Il est encore difficile de trancher entre les paradigmes de l’exogénéité et de l’endogénéité (ou la justification ex-post) lorsque l’on s’interroge sur les liens entre union monétaire et intégration économique. Julie Lochard (2005) expose clairement la distinction entre les deux notions.

D’un côté, plus des pays commercent entre eux, plus ils auront intérêt à former une union monétaire, car les coûts de l’intégration monétaire diminuent avec l’ouverture de l’économie (l’utilisation de l’instrument de taux de change devient plus coûteuse), tandis que les bénéfices (qui résident dans l’élimination des coûts de transaction) augmentent (McKinnon, 1963 ; De Grauwe, 1999). L’intégration économique serait alors un préalable à l’intégration monétaire (exogénéité).

Mais d’autres arguments tendent à privilégier une relation inverse. L’intégration monétaire pourrait permettre de limiter les groupes de pression protectionnistes, sensibles à la variabilité du taux de change, qui ralentissent le processus d’intégration économique (Fernandez-Arias, Panizza et Stein, 2002). Par ailleurs, en réduisant certains coûts de transaction et l’incertitude portant sur les variations du taux de change, l’union monétaire est susceptible d’accroître les flux de commerce entre les pays membres. Une partie de la littérature suggère que cet effet est important parce qu’il contribue à renforcer la symétrie des chocs, réduisant ainsi le principal coût de l’union monétaire relatif à la perte de l’instrument de taux de change : l’union monétaire pourrait être optimale ex-post même si elle ne l’est pas ex-ante (Frankel et Rose, 1996).

Ainsi, l’intégration économique, financière et monétaire accroît les échanges commerciaux et rapproche les cycles. Ceci amène les auteurs à affirmer que les critères de zone monétaire optimale sont endogènes : deux pays qui passent en changes fixes ou qui adoptent la même monnaie voient leurs échanges commerciaux s’accroître et leurs cycles se rapprocher, ce qui justifie ex-post l’intégration monétaire.

Le postulat est celui d’un lien entre la corrélation des cycles et l’intégration commerciale. Une monnaie commune est perçue comme “a serious and durable commitment” (McCallum, 1995). Entre autres choses, elle empêche d’anticiper des dévaluations dites compétitives, elle facilite les investissements directs étrangers et les contrats de long terme, et peut finir par encourager des processus d’intégration politique, facilitant les échanges et ainsi la synchronisation des cycles.

Les zones monétaires optimales

L’union monétaire a longtemps été étudiée dans le cadre du débat entre régimes de change fixe et flexible. Elle ne constituait pas un objet d’étude spécifique, mais était assimilée à un système de change fixe, à la fois dans les discussions académiques et politiques (Fratianni et von Hagen, 1992). La principale approche de l’intégration monétaire, la théorie des zones monétaires optimales (ZMO), s’inscrit dans ce contexte. Elle définit une zone monétaire comme un domaine au sein duquel les taux de change sont fixes et cherche à déterminer ses conditions d’optimalité (Mundell, 1961 ; McKinnon, 1963 ; Kenen, 1969).

De nombreux prolongements théoriques, mais surtout empiriques, ont été développés dans ce cadre et les critères des ZMO ont été appliqués à l’Europe (Beine, 1999 ; De Grauwe, 1999 ; Mongelli, 2002 pour une revue de la littérature) et à d’autres régions du monde (Eichengreen, 1998, par exemple). Mais cette littérature se concentre principalement sur les coûts macroéconomiques engendrés par la perte de l’instrument de taux de change et aborde peu la question des bénéfices de l’intégration monétaire.

L’intérêt porté aux unions monétaires, définies plus spécifiquement par une monnaie commune, s’est ravivé avec la concrétisation de l’intégration monétaire en Europe, qui, avec la création de l’euro en 1999, a montré que la constitution d’une union monétaire était réalisable alors que la théorie des ZMO était assez pessimiste sur ses chances de succès. La création de l’Union économique et monétaire (UEM) représente un enjeu majeur, non seulement pour les pays membres, mais aussi pour les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) qui la rejoindraient et pour les pays non-membres, principaux partenaires de l’Union. D’un autre côté, les crises financières qui se sont multipliées dans les années 1990* ont conduit de nombreux économistes à défendre les régimes de change extrêmes, tels que la caisse d’émission (currency board en Argentine, Bulgarie, Estonie et Lituanie) ou l’union monétaire (dollarisation), considérés comme étant les seuls viables avec le système de change flexible (Obstfeld et Rogoff, 1995 ; Eichengreen, 1998 ; Fischer, 2001).

Ces deux événements ont contribué à élargir les débats dans le domaine de la recherche académique, à la fois en limitant la portée de la théorie des ZMO et en ouvrant de nouvelles pistes de recherche. L’expérience européenne procure de nouvelles données permettant d’analyser empiriquement les effets de l’union monétaire, et non plus seulement ses conditions d’optimalité. Elle pourrait montrer que les critères mis en avant par la théorie des ZMO sont endogènes ; l’union monétaire serait viable ex-post même si elle ne l’est pas ex-ante (cf supra).

Unions monétaires multilatérales et unilatérales

La littérature sur les crises de change tend à réhabiliter l’union monétaire par rapport aux régimes de change fixe traditionnels. La théorie des ZMO pourrait également surestimer le rôle du taux de change dans l’ajustement aux chocs et, par conséquent, le principal coût de l’union monétaire. Des travaux récents montrent que le taux de change est peu utilisé comme instrument d’ajustement dans les pays émergents ou en développement par “peur du flottement » (Calvo et Reinhart, 2002).

On peut distinguer deux types d’unions monétaires : multilatérales ou unilatérales. Dans les deux cas, il y a abandon de la monnaie nationale au profit d’une monnaie commune – ce qui constitue la définition généralement admise de l’union monétaire. Dans le cas de l’union monétaire multilatérale, la souveraineté monétaire est partagée entre les membres de l’union, alors que dans une union monétaire unilatérale (dollarisation ou euroisation), elle est abandonnée au profit du pays ancre.

L’union unilatérale connaît de nombreux développements. Étudiant la politique de change effective de 66 pays, mesurée à partir de la volatilité relative des monnaies par rapport à trois ancres potentielles (dollar, mark et yen), Agnès Bénassy-Quéré et Pierre Deusy-Fournier (1994) montrent que la majorité des pays considérés tendent de fait à stabiliser leur monnaie par rapport à une monnaie de référence : 30% le font par rapport au mark (essentiellement les pays de l’Union européenne), et près de 30% également le font par rapport au dollar (le yen n’apparaissant pas comme une monnaie d’ancrage). Ces proportions seraient sans doute plus importantes si l’on pouvait étudier également des comportements d’ancrage par rapport à des paniers, et non uniquement des monnaies de référence.

Il est probable que le mouvement d’ancrage sur des grandes monnaies internationales se poursuivra, renforçant le rôle régional, sinon international, de l’euro. C’est ce que montrent Agnès Bénassy-Quéré et Amina Lahrèche-Révil à propos des pays sud-méditerranéens (PSM) et des pays d’Europe centrale et orientale. Pour les auteurs, si les pays proches, en termes régionaux, de l’Union européenne adoptent un raisonnement en termes de zone monétaire optimale pour définir la monnaie de référence de leur politique de change, ils auront sans doute intérêt à retenir l’euro (plutôt que le dollar ou le yen), en raison de l’importance de leurs liens commerciaux avec l’Union. Par ailleurs, si l’on admet que ces pays ont également pour objectif la stabilisation de leur solde extérieur (ce qui implique maintien de la compétitivité et stabilisation de la charge de la dette), il apparaît également que l’euro devrait être la monnaie d’ancrage réel à privilégier, et ce dans des proportions qui sont importantes, puisque l’euro représenterait dans la majorité des cas plus de 70% du panier d’ancrage.

L’union multilatérale est généralement considérée comme la résultante d’un long processus d’intégration, tandis que l’union monétaire unilatérale apparaît davantage comme une solution pour certains pays émergents ou en développement en proie à une instabilité macroéconomique forte ou caractérisés par une dollarisation de facto, cette dernière étant généralement mesurée par la part des dépôts en monnaie étrangère dans la masse monétaire : de nombreux pays se caractérisent par une dollarisation élevée, où les dépôts en monnaie étrangère dépassant 30% de la masse monétaire (Argentine, Bolivie, Cambodge, Turquie, Uruguay, par exemple).

Difficultés objectives des unions monétaires

Le Rapport Delors (1989), chargé d’étudier et de proposer les étapes concrètes devant mener à la réalisation progressive de l’Union économique et monétaire par le Conseil européen d’Hanovre en juin 1988, indique que le succès du programme d’achèvement du marché intérieur dépend de manière décisive aussi bien d’une coordination beaucoup plus étroite des politiques économiques nationales que d’une plus grande efficacité des politiques communautaires. Cela signifie qu’un certain nombre de mesures devant mener à l’union économique et monétaire doivent être prises au fur et à mesure de l’établissement du marché unique.

Ce même Rapport souligne que, si la construction d’un marché unique renforce les liens entre les économies nationales, il entraînera également de profonds changements structurels dans les économies des pays membres ; un grand nombre des gains potentiels ne pourront alors se matérialiser que si la politique économique – au niveau national et au niveau communautaire – réagit de façon adéquate aux changements structurels. En accroissant fortement l’interdépendance économique entre les pays membres, le marché unique réduira l’autonomie de manoeuvre et amplifiera les effets trans-frontaliers de développement émanant de chaque pays membre. Il exigera donc une coordination plus efficace de la politique économique entre les différentes autorités nationales et le renforcement des politiques régionales et structurelles communes.

Dans un contexte de pleine liberté des mouvements de capitaux et d’intégration des marchés financiers, des politiques nationales incompatibles auraient tôt fait de se traduire par des tensions sur les taux de change et d’imposer une charge croissante et injustifiée à la politique monétaire. Le processus d’intégration exige même dans le cadre des accords de change existants, une coordination plus intensive et efficace des politiques, non seulement dans le domaine monétaire, mais aussi dans ceux de la gestion économique nationale qui affectent la demande globale, les prix et les coûts de production.

Les instances de décision sont soumises à un grand nombre de pressions et de contraintes institutionnelles et leur meilleure volonté de tenir compte des répercussions internationales de leurs politiques risque d’être inopérante. Si, parfois, il convient de recourir autant que possible à la coopération volontaire pour parvenir à une cohérence croissante des politiques nationales, en tenant compte de situations constitutionnelles différentes dans les pays membres, le Rapport Delors recommande alors la possibilité d’adopter des procédures plus contraignantes.

* : On peut citer la crise du système monétaire européen en 1992-1993, la crise mexicaine en 1994-1995, asiatique en 1997-1998, russe en 1998 et brésilienne en 1999.

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Focus

La monnaie unique favorise le marché unique, avec :

– la diminution des coûts des transactions entre pays de la zone ;

– la réduction des incertitudes liées au taux de change des monnaies de chaque pays ;

– la transparence des prix libellés dans la même monnaie

– les prix entraînent une plus grande concurrence des entreprises dans le marché commun ;

– la stabilité des prix ;

– l’appui à l’intégration économique et meilleur équilibre des finances publiques ;

– la stabilité macroéconomique par l’harmonisation de la politique monétaire et des taux d’intérêts.

Même si elle comporte également des inconvénients :

– la perte de l’outil de politique monétaire au niveau national. Il n’y a pas de changement dans les taux de change pour répondre aux crises économiques de chaque pays ni de modification des taux d’intérêts ;

– la limitation au niveau national de l’utilisation des politiques fiscales expansives ;

– la nécessité d’opérer des transferts des richesses vers des pays de la zone les plus défavorisés pour atteindre l’objectif de convergence entre États.

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La construction de l’Europe monétaire

Quatre étapes ont conduit à l’Union monétaire européenne.

• La première a débuté en 1979 avec le Système monétaire européen (SME) sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne.

• En 1990, a débuté la libération totale des mouvements des capitaux dans la Communauté, qui s’est achevée à la fin de 1993.

• La troisième étape a été engagée début 1994 par la création de l’Institut monétaire européen, embryon de la future Banque centrale européenne, chargé de veiller à la convergence des politiques économique et monétaire des pays de l’Union.

• La quatrième étape, enfin, a vu la création de la monnaie unique en 1999, gérée par la Banque centrale européenne, indépendante, dont la “mission est de définir la politique monétaire de l’Union”, sous forme scripturale dans un premier temps, puis fiduciaire au premier janvier 2002. Mais le processus est beaucoup plus vieux puisqu’il avait été initié dès 1957.

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Références

Beine, M. (1999), « L’Union économique et monétaire européenne à la lumière de la théorie des zones monétaires optimales : une Revue de la Littérature », Cahiers Économiques de Bruxelles, 162, pp. 149-202.

Bénassy-Quéré A., et P. Deusy-Fournier (1994), « La concurrence pour le statut de monnaie internationale depuis 1973 », Économie internationale, n° 59, 3e trimestre, 107-144, 1994.

Bénassy-Quéré A., et A. Lahrèche-Révil (1999), « L’euro comme monnaie de référence à l’est et au sud de l’Union européenne », Revue économique, volume 50, lien N° 6 pp. 1185-1201.

Bénassy-Quéré, A., L. Fontagné et A. Lahrèche-Révil, (1999), « Exchange Rate Strategies in the Competition for Attracting Foreign Direct Investment », Journal of the Japanese Economies, 15, pp. 178-198.

Calvo, G. et C. Reinhart (2002), « Fear of Floating », The Quarterly Journal of Economics, 117, pp. 379-408.

De Grauwe, P. (1999), « Économie de l’intégration monétaire. Théories et perspectives », traduction de la 3e éd., De Boeck Université, Bruxelles.

Delors, J. (1989), « Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la Communauté européenne (12 avril 1989) »

Eichengreen, B. (1998), « The Only Game in Town », The World Today, November-December, 317-20.

Fernandez-Arias, E., Panizza, U. et E. Stein, (2002), « Trade Agreements, Exchange Rate Disagreements », Working Paper, Inter-American Development Bank.

Fischer, S. (2001), « Exchange Rate Regimes : Is the Bipolar View Correct ? », Journal of Economic Perspectives, 15, pp. 3-24.

Frankel, J. et A. Rose, (1996), « The Endogeneity of the Optimum Currency Area Criteria », NBER Working Paper, 5 700.

Fratianni, M. et J. Von Hagen (1992), « The European Monetary System and European Monetary Union », Westview Press, Boulder, San Francisco.

Kenen, P. (1969), « The Theory of Optimum Currency Areas : An Eclectic View », dans R. Mundell et A. Swoboda (éd.), Monetary problems of the international economy, University of Chicago Press, Chicago.

Lochard J., (2005), « Les unions monétaires et leurs effets sur les échanges et les investissements internationaux », thèse de doctorat en sciences économiques, soutenue le 30 novembre 2005, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

McCallum, J. (1995), « National Borders Matter : Canada – US Regional Trade Patterns », American Economic Review, 85(3), 615-623.

McKinnon, R. (1963), « Optimum currency areas », American Economic Review, 53, pp. 657-665.

Mongelli F. P. (2002), « New » views on the optimum currency area theory : what is EMU telling us ? », ECB Working Paper n° 138, avril 2002.

Mundell, Robert A. (1961), « A Theory of Optimum Currency Areas », American Economic Review, Vol. 51, pp. 657-665.

Obstfeld M. et K. Rogoff (1995), « The Mirage of Fixed Exchange Rates », Journal of Economic Perspectives, 9, pp 73-96.

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Cet article est initialement paru dans Banque Stratégie n° 262 de septembre 2008

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