Le courage

Dans La fin du courage, Cynthia Fleury expose à quel point l’étude du courage politique et moral se présente comme un enjeu révélateur car son absence et sa rareté sont devenues la norme et  exceptionnelle sa concrétisation. Cas isolé, il dit tout de l’histoire personnelle et collective des hommes. Pourquoi parler du courage? Sans doute pour rappeler à quel point le courage détient et la clé du sujet, de l’individu, et la clé du collectif.

Cette chose qu’il faut faire, c’est en effet moi seule qui dois la faire. Et non pas quelqu’un en général. On vit souvent en attendant et la mort et la grâce, mais de façon si peu différenciée qu’on pourra manquer les deux. Comme l’a souligné Pierre Rabhi, « Il serait dommage […] de se demander au terme de sa propre vie non pas s’il y a une vie après la mort, mais s’il en existe vraiment une avant la mort, et ce qu’elle représente dans le mystère de la vie. »

Le courage, d’une certaine manière, c’est déjà cela : l’autre nom d’un rendez-vous avec soi-même.

Impossible de se dire courageux. Il faut simplement l’être, dans l’instant

Pour Raphaël Entoven, « Le courage, c’est se jeter à l’eau. C’est un geste sans cause, sans motif et sans explication. C’est une insurrection de l’individu, une façon de ne pas être soumis

[…] Il n’y a pas de causes au courage, seulement des occasions. Il n’y a pas de courage proprement dit, sinon des actes courageux que rien ne justifie, qui ne dédouanent d’aucune lâcheté, dont la nature commune n’apparaît qu’après coup. »

Pour Jankélévitch, le courage est la vertu inaugurale du commencement. Impossible de s’en satisfaire. La chose n’est jamais réglée. Il y aura toujours épreuve à surmonter pour prouver que l’on est courageux.

Le dépassement de soi se fait dans l’épreuve du vide

Pour Jankélévitch toujours, « C’est la joie de démarrer dans la douleur inchoative de risquer » (inchoactive signifie ce qui est en train de se passer).

Avec le courage, la paradoxologie continue d’être la loi morale : plus on sera aux confins du découragement et plus on sera près du courage. C’est là son caractère initiatique. C’est parce que l’on flirte avec le manque de courage qu’on connaît son goût et sa nécessité. Il y a initiation parce que les entrailles font mal. On redécouvre le thumos (le cœur) parce que l’épithumia (le ventre) se serre.

Dans la préface de La fin du courage, Cynthia Fleury s’interroge : « L’apprentissage de la mort, est-ce celui du courage ? […] Nous vivons dans des sociétés irréductibles et sans force. Des sociétés mafieuses et démocratiques où le courage n’est plus enseigné. Mais qu’est-ce que l’humanité sans le courage ? […] et je vois bien que le salut ne viendra que de quelques individus prêts à s’extraire de la glu, sachant qu’il n’y a pas de succès au bout du courage. Il est sans victoire. La vraie civilisation, celle de l’éthique, est sans consécration. Les cathédrales de l’éthique sont devant nous. Nous n’avons encore rien bâti. […] Et dans cette époque sans courage, nous sommes encore tous naissants. Je crois que sans rite d’initiation les démocraties résisteront mal. Je vois bien qu’il me faut sortir du découragement et que la société ne m’y aidera pas. Comment faire ? Qui pour me baptiser et m’initier au courage ? Qui pour m’extraire du mirage du découragement ? Car il me reste un brin d’éducation pour savoir que cela n’est qu’un mirage. Qu’il n’y a pas de découragement. Que le courage est là ; comme le ciel est à portée de regard. »

Entre le courage et la peur, il y a rendez-vous secret

Peur et courage sont liés. Le courageux est celui qui éprouve la peur, qui ne la nie pas, mais qui ne se laisse pas enliser par elle. Il la dépasse. Le courageux n’est pas le téméraire, l’intempestif. Bien sûr, la figure homérique du courage existe, mais elle demeure une figure de la démesure.

On juge le courage d’un homme à ses peurs, celles qu’il sait éviter et celles qu’il sait garder.

Continuer de vivre, accepter de mourir, deux voies opposées et pourtant nécessitant du courage. En même temps, il y a cette rectitude, ce caractère universel du courage qui fait que l’on sait toujours au fond de soi s’il y a eu acte de courage. L’adaptation des uns fait le lit de l’abus des autres. Du petit abus, journalier, imperceptible, jusqu’au grand, plus facilement décelable. Là, le courage est sans plasticité : il suffira de dire non et de pratiquer séance tenante le délien. Mais rares sont ceux qui sont prêts à une telle césure.

Courage et vertu

Le mot vertu provient du latin virtutem, proprement force virile (de vir homme) ; d’où valeur, courage. Furetière définit la vertu comme puissance d’agir dans tous les corps. Elle signifie force, vigueur, tant du corps que de l’âme. La vertu étant « une disposition de l’âme qui porte à faire le bien ».

Elle demande une participation active de l’être, de faire un effort constant sur son ego pour réaliser cet idéal de perfection que représente le Bien. Devenir courageux c’est apprivoiser la mort, la mort du corps certes, mais aussi celle de toutes nos lâchetés dans la vie courante, et de la perte d’autonomie qui en résulte, cet attachement démesuré au moi.

La vertu consisterait dans l’harmonie intérieure de l’âme, en une bonne gestion des extrêmes vers un juste milieu.

Pour se regarder, il faut être courageux. Non seulement pour se regarder et passer par-delà les apparences, mais aussi pour accepter ce que je suis, qui je suis. C‘est cela le courage, me transformer, être l’alchimiste de mon âme et de mon cœur. Faire place nette en moi, lâcher mon carcan de préjugés, de croyances souvent erronées, affirmer mes valeurs tout en sachant les remettre en cause, les réévaluer, dire non quand ce non correspond à un refus total de mon être, dire oui pour les mêmes raisons, et toujours avancer, rester debout, toujours se battre, en étant conscient de l’impermanence de tout ce qui m’entoure, de ma propre impermanence.

Enfin, le courage c’est aussi  transmettre ce que nous avons reçu, appris, compris. Cela demande investissement, temps, disponibilité, certains l’ont fait pour moi, je le fais pour d’autres. Ainsi le courage d’être et de vivre en harmonie avec moi-même m’amène à ce qu’il y a de plus précieux ici-bas, à la Joie, à la Paix, à la Sérénité.

Le courage de résister à la barbarie et à l’absurde, faire rupture

Le courage, c’est chercher la vérité et de la dire, le courage c’est de se mettre au travail pour rebâtir solidement et durablement. La tâche est exaltante, elle nous concerne dans toutes nos dimensions, sacrées et profanes.

Pour Cynthia Fleury, « la République  s’est construite autour de deux notions, celle de la vertu (approche républicaine) et celle de l’intérêt (approche libérale). Le courage permet peut-être d’avoir l’exigence de la vertu et l’efficacité de l’intérêt, en tenant à distance aussi leurs dérives mortifères. »

Aux confins de l’absurde et de la barbarie de notre monde contemporain – oui, osons les mots – il faut continuer de penser qu’il y a à faire. Car le monde est un théâtre de l’absurde et de la barbarie. Un monde où la logique et les sens sont en échec. Partant, un seul ordre peut provoquer un minimum de stabilité, procurer la tangence sur laquelle se tenir. Équilibre précaire, mais seul pérenne. Le courage révèle une géométrie possible.

Être courageux, c’est nécessairement faire rupture, sortir du rang. C’est résister à un ordre que l’on trouve inopérant ou injuste. C’est refuser la situation dans laquelle on se sent contraint. C’est chercher sa liberté.

Selon Axel Honneth, le XXè siècle a vu se transformer de façon très insidieuse l’idéal d’émancipation. Le processus d’individuation a laissé place à un hyper-individualisme, fortement fragilisé, parce que découplé de formes collectives de défense. Comble du paradoxe, cet individu, totalement perverti par une culture du narcissisme et qui, régulièrement, s’adonne au spectacle, n’en est que plus invisible. Pour cet auteur, l’invisibilité sociale est la manière dont s’exerce individuellement la société du mépris. Elle organise la mésestime sociale et partout rend invalide le processus de reconnaissance, par ailleurs nécessaire pour un processus d’émancipation. Refuser à l’autre sa visibilité sociale, c’est ni plus ni moins lui refuser une valeur sociale. Et le lieu par excellence de ce manquement à la visibilité ou à la reconnaissance est le monde du travail.

C’est d’ailleurs l’un des espaces où le manque de courage sévit. Cela fabrique les pires dépressions puisque chaque jour le travailleur est acculé à suivre des préceptes qu’il désavoue intérieurement. Dans une société qui exige que l’on se soumette à certaines règles dans les rapports sociaux, mais qui refuse d’ancrer ces règles dans un code de conduite morale, l’individu doit lutter pour maintenir son équilibre psychique ; cela favorise une forme de concentration sur soi […] [une régression] vers un autre moi, vide, infantile, narcissique, grandiose aux antipodes de la quête d’un intérêt commun.

La procédure de reconnaissance peut être un leurre et au final fabriquer une dépendance qui sera le lieu d’un prochain asservissement. Le courage, ce serait alors de se dessaisir de ses procédures de reconnaissance falsifiée, savoir faire la distinction entre deux types de reconnaissance, l’une idéologique, propre à vous faire rentrer dans le rang, l’autre désintéressée, offrant le seul vrai espace de l’estime de soi.

Le courageux n’est pas celui qui s’abstrait des logiques de reconnaissance. Il reconnaît pleinement la valeur de ce paradigme. Il pourrait ne pas en avoir besoin et s’en priver. Mais à l’instar du sage qui peut se passer d’amis, il ne le désire pas, et au contraire veut la reconnaissance comme le sage veut l’amitié. La relation qui unit le courageux à la reconnaissance ressemble à celle qui unit le sage à l’amitié des hommes. […] C’est parce que le sage n’a pas besoin d’amis qu’il goûte pleinement la nature de l’amitié, en son désintéressement même.

Le courage c’est l’effort perpétuel. La volonté de ne pas laisser la dégénérescence l’emporter si facilement. Au niveau collectif, c’est évidemment le geste politique révolutionnaire. Et Victor Hugo de faire de Paris la ville symptomatique du courage. Une ville que nulle épreuve n’a épargnée. Fluctuat Nec Mergitur. Et pourtant, elle garde une jovialité souveraine. Et quand elle ne gronde pas, elle rit. Telle est Paris, « tas de boue et de pierres si l’on veut, mais, par-dessus tout, être moral ». Et si Paris est un être moral c’est parce qu’elle ose le courage comme d’autres le progrès. Faire Lumière. « Tenter, braver, persister, persévérer, […] prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »

Pour Cynthia Fleury, « tous les hommes peuvent être courageux car nous avons en partage cette peur, et on peut avoir aussi en partage ce dépassement de la peur. Si nous paraissons, de nos jours, moins courageux, ce n’est pas parce que nous avons perdu le sens du courage mais parce que notre idéologie utilitariste nous fait croire que le courage est antinomique de la réussite. C’est vrai que le courage est sans victoire, qu’il est sans capitalisation: ce n’est pas parce que j’ai été courageux que je peux m’exempter de l’être demain. Pour autant, le courage est sans échec possible car ce qui compte dans le courage ce n’est pas le résultat mais l’acte. Le courage réhabilite tous les échecs possibles. Il démontre, d’une certaine manière, que l’échec est une illusion. Il est plastique : là ce sera résister et rompre, là ce sera endurer et tenir. Le courage n’est pas l’apanage exclusif de l’extraordinaire. Le courage, c’est aussi ce qui vous fait devenir courageux, le petit acte quotidien qui alimente l’estime de soi et lutte contre l’entropie collective. »

Pourquoi le courage ?

Nous sommes en guerre mais c’est la paix qui transparaît dans les démocraties contemporaines.

Zarathoustra de s’adresser à ses disciples : « Cherchez-vous un ennemi, faites votre guerre, battez-vous pour vos pensées. Et si votre pensée succombe, que votre probité chante victoire néanmoins. Aimez la paix comme le moyen de nouvelles guerres […] je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit lutte, que votre paix soit victoire ! On ne peut garder le silence et rester en paix que si l’on a un arc et des flèches. […] la guerre et le courage ont accompli plus de grandes choses que l’amour du prochain. »

En ce sens la démocratie est sans sommeil, parce que les mécanismes d’entropie ou de travestissement des principes plus autoritaires ne cessent jamais.

D’où provient le courage ?

Le courage ne peut pas être imité. Il n’existe pour autant aucune théorie naturelle du courage. Le courage s’enseigne et l’apprentissage est sans fin. Le courage serait ainsi une affaire d’éducation. Les courageux sauront apprécier comme il se doit les situations périlleuses et s’y conduire dignement.

Pour Socrate « Il ne s’agit plus seulement de savoir comment lutter, mais au nom de quoi lutter ? ». En ce sens, la « science des fins montrera dans quel cas le pénible vaut d’être affronté. Le meilleur témoignage de cette science des fins, nous le trouverons dans l’apologie de Socrate, où celui-ci se posera la question de savoir si la vie vaut encore la peine d’être vécue au prix de ce qu’il considère comme le déshonneur de déserter sa mission et de paraître céder à la peur de la mort devant ses juges » selon Etienne Smoes dans Le Courage chez les Grecs.

Les « lions blessés s’enfoncent dans les solitudes », « On se réveillera » s’écrit Hugo.

Hugo a cerné parfaitement les procédés falsificateurs des petits maîtres qui vivent de la soumission trop soudaine des peuples. Car ces régimes où s’épuise le courage du peuple ne sont mêmes pas des tyrannies. Ils se nourrissent des asservissements passagers et des bienveillances populaires. Et là les faussaires sont victorieux. 

L’accès à la pensée personnelle est la première étape de la rationalité, de l’esprit scientifique. La rigueur est d’abord une affaire de courage, oser nous approcher de la vérité.

Comment ce courage de la vérité s’acquiert-il? Platon expliquait qu’on s’initie à la rigueur par les mathématiques comme un enfant apprend à lire plus facilement avec de gros caractères.

Le courage, comme toute autre vertu se nourrit aussi d’exemples. Pendant des siècles en Occident la base de l’éducation morale fut assurée par la lecture des Vies des hommes illustres de Plutarque : César, AlexandrePériclès, Thémistocle. Ils n’étaient pas tous des saints, loin de là, ni des génies, mais ils avaient tous du courage, de la grandeur et Plutarque les a présentés de telle sorte que le lecteur puisse faire son profit de leurs échecs comme de leurs réussites. Le sport peut aussi être une bonne école de courage, si le souci d’éclipser l’autre de la compétition ne prend pas plus d’importance que celui de demeurer maître de soi-même.

Conclusion

C’est ainsi bien de notre devoir d’individu instruit à l’école de la République que de faire acte de courage face à l’état désastreux du monde social contemporain et de la détérioration des interactions humaines, dans tous les mondes sacrés et profanes. Courage de nous transformer nous-même, courage de mettre notre vie en ligne avec nos valeurs. Courage de dire non… mais aussi de dire oui à la Vie, oui à nous-même, ce chemin qui est le nôtre. Courage de faire face à nos peurs, petites ou grandes, nos petits arrangements avec le confort au détriment de notre mission. Assumer qui nous sommes et notre capacité de changer le monde, alors que la société contemporaine nous donne tant de raisons pour nous soumettre.

La bataille que nous avons un jour choisi d’engager afin de vaincre nos passions, et tout le courage que nous devons déployer pour mener à bien cette œuvre ne font que prouver un peu plus l’importance du travail à accomplir. Alors que nous semblons être en paix, c’est bien d’une bataille contre l’obscurité qui doit s’engager. Il s’agit plus que jamais de prendre l’ouvrage à bras le corps et faire de nous des êtres éclairés et actifs pour le meilleur à la mutation de notre monde, et faire face aux forces obscures qui voudraient tirer l’humanité vers le pire : la volonté de contrôler, l’égoïsme ou l’appât du gain, entre autres.

Ainsi, la sincérité de notre travail n’a rarement eu autant d’importance, car le courage que nous devons engager dans notre transformation personnelle n’a aujourd’hui qu’un seul objectif, mais lequel : sauver le monde ! Sauver notre monde intérieur de nos lâchetés et de nos passions, et changer la société. Courage !

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