Le contexte
Au Sénégal, l’usage de la monnaie électronique s’est imposé comme un pilier de l’inclusion financière.
Avec 95 % d’adultes disposant d’un compte de monnaie électronique, contre 26 % seulement titulaires d’un compte bancaire classique, la monnaie mobile constitue le principal canal de transfert d’argent et de paiement du quotidien.
En 2024, près de 48 000 milliards F CFA ont transité par ces plateformes.
Pour un État dont la dette atteint 119 % du PIB, ces flux représentent une manne potentielle. Le gouvernement a donc proposé de taxer chaque transaction à hauteur de 1,5 % (ramenée ensuite à 0,5 %), au titre du redressement budgétaire. Mais cette mesure s’avère économiquement et socialement contre-productive.
Une taxe économiquement contre-productive
L’expérience d’autres pays africains montre que taxer la monnaie mobile entraîne un effondrement des volumes et des recettes attendues.
- En Ouganda (2018), la taxe de 1 % sur les transactions a provoqué une chute de 38 % des volumes.
- En Tanzanie (2021), les paiements de personne à personne ont reculé de 25 % à 38 %.
- Au Ghana (2022), l’E-levy a déclenché des retraits massifs et une perte durable de confiance.
La fiscalité sur les transactions réduit donc la base taxable et freine la digitalisation de l’économie, au lieu de renforcer la capacité de collecte.
Une taxe régressive et socialement injuste
Les principaux utilisateurs de la monnaie mobile sont les travailleurs informels, les femmes et les jeunes micro-entrepreneurs.
Chaque transfert, même de 2 000 F CFA, subirait un prélèvement proportionnellement élevé, faisant de cette taxe une mesure régressive qui frappe davantage les plus modestes que les grands acteurs économiques.
Taxer le numérique, c’est encourager le cash
En rendant les transactions mobiles plus coûteuses, la taxe incite à revenir aux paiements en espèces. Si la plateforme d’interioérabilité instabtanée SPI lancée par la BCEAO le 30 septembre 2025 était déjà largement déployée et son service adopté, l’on aurait pu espérer un déport massif vers cette solution. Mais même le Pix brésilien a eu besoin de temps pour s’installer. Lancé en 2020, au 4ᵉ trimestre de 2022, les transactions Pix représentaient 34% du total (contre 19 % pour les cartes de crédit et 17 % pour les cartes de débit).
Le risque ici est celui d’un retour non négligeable au cash. Or, le cash échappe à la traçabilité, favorise la fraude et fragilise la base fiscale.
En Ouganda, 47 % des utilisateurs de monnaie mobile ont réduit ou cessé leurs transactions numériques après l’introduction de la taxe.
Chaque recul du numérique se traduit par un retour à l’économie de cash, synonyme d’évasion fiscale et de perte de visibilité pour l’État.
L’opportunité perdue : utiliser la monnaie mobile pour collecter l’impôt
Plutôt que de la taxer, l’État sénégalais aurait intérêt à s’appuyer sur la monnaie électronique pour moderniser la collecte fiscale.
Plusieurs pays africains ont déjà fait ce choix :
- Au Rwanda, la digitalisation des paiements fiscaux a entraîné une hausse de 6 % des recettes de TVA en deux ans et une baisse de 30 % des coûts de collecte (Banque mondiale, 2023).
- Au Kenya, la plateforme eCitizen, intégrée à M-Pesa, a permis à l’État de collecter plus de 400 millions USD de taxes locales et de frais administratifs en 2022.
- En Côte d’Ivoire, les paiements de taxes municipales et douanières sont possibles via Orange Money et MoMo.
Les bénéfices sont multiples : réduction des coûts, traçabilité, élargissement de la base fiscale et amélioration du civisme fiscal grâce à la simplicité d’usage.
La digitalisation n’est donc pas une menace pour l’État : c’est un outil puissant de gouvernance budgétaire.
Repenser la stratégie fiscale
Le gouvernement sénégalais pourrait :
- Taxer les bénéfices nets des opérateurs de paiement plutôt que les transactions.
- Harmoniser la fiscalité numérique au niveau de l’UEMOA.
- Étendre la digitalisation aux paiements publics et fiscaux.
- Exploiter les données de transaction pour améliorer le ciblage social et fiscal.
En conclusion
Taxer la monnaie mobile revient à affaiblir l’un des rares leviers de formalisation et d’inclusion financière qui fonctionne.
C’est une mesure de court terme qui compromet la transparence, la confiance et la croissance à long terme.
Loin d’être une source d’instabilité, la digitalisation des paiements peut au contraire devenir l’un des piliers d’une fiscalité plus juste, plus efficace et plus durable.
Par Estelle Brack, Économiste spécialisée en monnaie, paiements digitaux et inclusion financière en Afrique